ARIANE MNOUCHKINE ET Le Théâtre du Soleil
L’aventure théâtrale d’Ariane Mnouchkine prend son envol en 1964, alors qu’elle n’a que vingt-cinq ans et qu’elle fonde le Théâtre du Soleil avec ses compagnons de l’ATEP (Association théâtrale des étudiants de Paris) — une exception dans le monde théâtral francophone, le groupe constituant un collectif rassemblant comédiens, artisans, musiciens et personnel administratif qui partagent systématiquement tout travail (artistique, technique, administratif et domestique) et dont les salaires sont tous égaux — un principe maintenu depuis cinquante quatre ans…
En 1970, Giorgio Strehler met toute sa confiance en ces jeunes artistes auxquels il ouvre le Piccolo Teatro de Milan pour la création de 1789. Et c’est cette même année que le Théâtre du Soleil investit la Cartoucherie (un ancien atelier des poudres de la Ville de Paris situé dans le Bois de Vincennes) pour y construire un théâtre engagé et populaire, dans l’héritage de la pensée de Jean Vilar. Cette même Cartoucherie qui est devenue aujourd’hui un haut lieu de création regroupant quatre théâtres (le Théâtre du Soleil, le Théâtre de l’Épée de Bois, le Théâtre de l’Aquarium, le Théâtre de la Tempête), le CNDC Atelier de Paris / Carolyn Carlson, dédié à la danse contemporaine, et la maison d’ARTA (Association de recherche des traditions de l’acteur).
Investi dans le spectacle vivant, tout comme dans la société qui l’entoure, le Théâtre du Soleil s’est constitué en un modèle comme troupe et aventure humaine. Laboratoire, il est en effet devenu une scène unique en son genre et reconnue dans le monde entier pour la force de ses créations (loin de tout réalisme, développant constamment une poésie aux images fulgurantes), une scène ouverte à l’international, souvent nourrie aux sources de l’Orient, toujours en prise avec les préoccupations sociales et politiques de son époque.
Le Théâtre du Soleil est un espace de sacerdoce et de renouvellement constant, la transmission étant au cœur de ses préoccupations ; un espace de résistance, fait d’une troupe de quatre générations, de quatre-vingts à cent personnes, chacun de ses membres (entre autres Afghans, Algérien, Argentin, Arménien, Belge, Cambodgien, Chiliens, Chinois, Espagnols, Français, Hongrois, Indiens, Irakien, Iraniens, Italien, Japonais, Russe, Togolais), étant porteur d’un monde, de cultures et traditions particulières, susceptibles d’être transmises au sein du groupe et pouvant alimenter ses créations — une diversité porteuse d’universalité.
Le Théâtre du Soleil est aujourd’hui un monument du théâtre contemporain : il représente un bastion du théâtre populaire en acte, « élitaire pour tous » comme le disait Antoine Vitez et que se plaît à réaffirmer après lui Ariane Mnouchkine, c’est-à-dire transgénérationnel, transocial et international, mais aussi où le public (fidèle parfois depuis des décennies) est au cœur du processus de création, destinataire et partenaire direct tout à la fois.
Citons, après Les Petits Bourgeois (1964), Le Capitaine Fracasse (1966), La Cuisine (1967), Le Songe d’une nuit d’été (1968) et Les Clowns (1969), ou encore 1789, La Révolution doit s’arrêter à la perfection du bonheur (1970), 1793 (1972), L’Âge d’or (1975) et Mephisto (1979), L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge d’Hélène Cixous (1985), L’Indiade ou L’Inde de leurs rêves d’Hélène Cixous (1987), un hommage à Gandhi, Les Atrides (1990-92), avec Iphigénie à Aulis, Agamemnon, Les Choéphores et Les Euménides, nourries de formes indiennes traditionnelles comme le Kathakali et le Kutiyattam, La Ville parjure ou le réveil des Erinyes d’Hélène Cixous (1994), Le Tartuffe (1995) « recontextualisé » dans une Algérie mise au pas par les Islamistes, Et soudain des nuits d’éveil (1997), Tambours sur la digue (1999), d’Hélène Cixous qui se nourrit du Bunraku, l’art des marionnettes du Japon, Le Dernier Caravansérail (Odyssées) (2003) qui met sur scène notre époque de déplacés politiques, de trafics et d’exactions, d’exodes contraintes, en un jeu de miroir saisissant, Les Éphémères (2006), une épopée contemporaine dans l’intime de nos vies sous la forme d’un récit à trente voix (où l’on nous parle par touches entrecroisées de la violence dans les foyers, de l’illettrisme, de la vieillesse et de la mort…), Les Naufragés du Fol Espoir (2010) qui met en scène un tournage dans le grenier d’une guinguette, trois jours avant la Première Guerre mondiale, ou encore Macbeth (2014) qui reprend le fil du cycle fondateur des Shakespeare, de 1981-1984 (Richard II, La Nuit des rois et Henri IV).
Parallèlement, sont aussi à mentionner une série de films d’importance, réalisés par Ariane Mnouchkine, en lien direct avec les créations du moment : 1789 (1974), La Nuit miraculeuse (1989), Au Soleil même la nuit (1997), Tambours sur la digue (2002), Le Dernier Caravansérail (Odyssées) (2006), Les Naufragés du Fol Espoir (2013) et bien sûr une incontournable histoire de la vie de plus qu’un homme, un symbole : Molière (1978).
D’un spectacle ou d’un film l’autre[1], le jeu de l’acteur est ici toujours organique et épique, stylisé, né de l’improvisation et des appuis de la musique de Jean-Jacques Lemêtre réalisée à partir d’instruments du monde entier, mais aussi de son invention. Et toujours, le Théâtre du Soleil nous parle de notre époque, de la résistance des peuples, de la force du plateau à représenter le monde d’aujourd’hui, de sa capacité à traverser des questionnements à la fois politiques et humains, des Odyssées toujours au croisement des cultures : Une Chambre en Inde, créée à la Cartoucherie en novembre 2016, ne fait pas exception, ni Kanata – Épisode I – La Controverse, mis en scène par Robert Lepage avec la troupe du Théâtre du Soleil, à découvrir du 15 décembre 2018 au 17 février 2019 à la Cartoucherie, avec le Festival d’Automne à Paris.
[1] Béatrice Picon-Vallin a retracé en novembre 2014 l’aventure de la troupe dans un ouvrage essentiel intitulé Le Théâtre du Soleil, les cinquante premières années, édité chez Actes-Sud.
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